«Nous vivons un paradoxe. En ces temps d'ultralibéralisme économique, les missions sociales de l'État sont contestées, et la privatisation générale des services publics est mise à l'ordre du jour. L'État n'aurait plus à dépenser autant d'argent dans ce qui pourtant concerne tous les citoyens : santé publique, école publique, culture de haut niveau pour chacun, logements décents pour tous, énergie et communication accessibles à tous, humanisation des espaces urbains. En revanche, le même État devrait consacrer des fonds à la restauration du financement public des religions, qui ne concernent pourtant que leurs seuls fidèles. Ainsi, l'universel serait sacrifié sur l'autel du particulier. Voici venir l'alliance de l'ultra-libéralisme économique et d'un nouveau cléricalisme.
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Cette politique religieuse s'affirme souvent au nom de la «culture», voire de la «différence» opprimée. La menace communautariste n'est pas loin, qui dévoie la solidarité en soumission, et compromet la liberté de se définir individuellement au nom d'une «identité collective» contraignante. Il ne faut pas disqualifier ici la charité, mais rappeler qu'elle n'opère que sur les effets de la détresse sociale, non sur ses causes. Du fait du retrait d'un État garant du bien commun et de la solidarité, les ressorts de l'exclusion, du chômage, et des discriminations à l'emploi ou au logement demeurent intacts, et leurs conséquences s'aggravent. La référence religieuse, dans ce contexte, peut se transformer en crispation identitaire et faire naître un ressentiment compensatoire, lourd de danger, qui stigmatise tout à tour la modernité, la démocratie, la raison, la laïcité, rendues responsables de tous les maux. Le fanatisme découle d'un tel processus.
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La République a déjà bien assez à faire avec la promotion du bien de tous pour ne pas se charger de ce qui ne concerne que la croyance de certains. La distinction entre l'intérêt général et l'intérêt particulier implique entre autres une frontière nette entre la culture et la religion, entre le culturel et le cultuel. Brouiller ou relativiser cette distinction, c'est subvertir insidieusement le partage laïque, pourtant clair. Il en est de même de la distinction entre sphère privée et sphère publique. Ce qui est juridiquement privé s'applique aussi bien à l'association collective de ceux qui partagent une conviction particulière qu'à l'individu. La laïcité ne nie pas la dimension sociale de la foi religieuse ou de l'humanisme athée, mais rappelle que leur caractère particulier ne saurait sans mauvaise foi se donner comme universel.
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Qui peut oublier la disparition de la notion religieuse de chef de famille, le droit au divorce, l'émancipation de la vie sexuelle, la liberté reconnue de décider d'avoir un enfant, le progrès de l'égalité des sexes, bref l'avènement d'une liberté réelle de se choisir et de définir son mode d'accomplissement, à mesure que la loi commune se laïcisait?
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On invoquera pour finir les «besoins spirituels» des hommes dans un monde en perte supposée de repères. Mais la spiritualité ne se réduit pas à sa version religieuse. L'art, la philosophie, la recherche scientifique, sont des activités spirituelles. L'humanisme rationaliste n'a rien à envier aux spiritualités religieuses, qui d'ailleurs gagnent à se dissocier des projets de domination cléricale ou des quêtes de privilèges publics. La puissance du témoignage spirituel n'est-elle pas directement proportionnelle à son désintéressement? On ne niera pas que la croyance religieuse puisse être éventuellement le levier d'une certaine espérance. Mais l'on niera qu'elle soit le seul possible. C'est avoir peu d'égards pour les humanistes athées ou agnostiques que de dénier à leur option spirituelle un tel caractère. Albert Camus rappelait que la lutte pour la vie ici-bas suffit à remplir un coeur d'homme. La religion n'a ni le monopole du cœur ni celui de l'espérance. Gabriel Péri résistant athée rejoint Honoré d'Estienne d'Orves catholique résistant : tous deux fusillés par les nazis étaient unis dans l'espérance d'une liberté future des peuples. On ne fera pas de discrimination entre l'engagement humaniste de l'un et la foi religieuse de l'autre. «Celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas, qu'importe comment s'appelle cette clarté sur leurs pas, que l'un fût de la chapelle et l'autre s'y dérobât» (Louis Aragon).
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(Henri Peña-Ruiz no Observatoire du Communautarisme.)
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