terça-feira, 19 de abril de 2005

«La laïcité ne doit pas privilégier une religion au dépend des autres»

«J’ ai participé aux travaux de la commission présidée par Bernard Stasi avec le souci constant d'y faire valoir la laïcité, sans privilège d'aucune religion, ni des religions par rapport aux humanismes athée ou agnostique. Il en allait selon moi de l'égalité républicaine, qui exclut toute hiérarchie entre les convictions spirituelles. Il en allait également de l'authenticité d'une vie spirituelle déliée, qui ne se confond pas avec le désir de privilèges temporels. J'ai souhaité une réaffirmation laïque non seulement par la loi qui protège l'école de toutes les manifestations ostensibles d'appartenance religieuse mais aussi par diverses recommandations propres à promouvoir la laïcité chaque fois qu'elle est mise en cause. Ainsi, le rapport de la commission rappelle qu'il n'est pas normal que certaines communes de France ne disposent pas d'écoles publiques, et propose que les cours de religion dans les départements concordataires d'Alsace-Moselle cessent d'être systématiquement inscrits dans l'horaire normal des enseignements. Imaginerait-on des cours d'humanisme athée avec obligation pour les familles de croyants de solliciter une dispense de ces cours pour leurs enfants ? Je regrette que le gouvernement s'en soit pour l'instant tenu à la seule loi concernant les signes ostensibles. Il fallait par ailleurs que soit exemplaire l'attitude des responsables politiques, de droite ou de gauche, pour que l'action entreprise en faveur de la laïcité soit crédible. Nous sommes loin du compte.
J'ai appelé de mes voeux la loi adoptée en mars 2004, et je me félicite de son adoption par l'Assemblée nationale, car elle est fondamentalement juste. Mais, pour lui donner toute sa lisibilité dans l'opinion, il me semble que les représentants du peuple se doivent de ne pas laisser croire que la laïcité peut être à géométrie variable, en acceptant pour la religion catholique une violation de la neutralité de la sphère publique qui est refusée à une autre religion. Je me souviens d'avoir défendu la loi sur Radio Beur, en rappelant à un auditeur de confession musulmane qu'en 1905 la loi de séparation laïque avait reconduit l'_expression de la foi catholique, alors dominante dans le pays, à la sphère privée, individuelle ou collective, et que cent ans après cette règle devait être appliquée à toutes les religions. Je me suis d'ailleurs constamment insurgé contre l'appellation indue de «sur le voile», aussi mal intentionnée que fausse, puisque la loi concernait toutes les religions. En effet, c'est une telle appellation qui tend à produire le sentiment de stigmatisation qu'elle prétend dénoncer.
Aujourd'hui, je n'en suis donc que plus révolté par les atteintes au principe de laïcité auxquelles nous venons d'assister ces derniers jours, à l'occasion de la mort du pape et de son obsédante médiatisation publique. Les drapeaux en berne, l'implication officielle des autorités de la République dans des cérémonies religieuses, l'injonction au deuil public d'un chef religieux par l'instrumentalisation de l'émotion, ont eu quelque chose d'inique et même d'indécent au regard de l'authentique chagrin de ceux qui étaient touchés, car celui-ci s'éprouve avant tout dans l'intimité de la conscience et ne requiert aucune mise en scène.
Je mesure que la pédagogie recommandée dans l'application de la loi salutaire qui bannit des établissements scolaires publics les signes ostensibles d'appartenance religieuse sera désormais plus difficile à mettre en oeuvre. Il sera en effet moins aisé d'expliquer à une jeune fille ou à un jeune homme que la retenue s'impose au sein de l'école, quand celle-ci est invitée à une démonstration symbolique dont la dimension religieuse, quoi qu'on en dise, est évidente. Il faudra quand même le faire, car on ne saurait justifier que la laïcité soit mise à mal sous prétexte que par ailleurs une faute a été commise contre elle. Le ruban qui a noué les drapeaux en berne des établissements scolaires publics ne peut-il pas, toutes proportions gardées, être perçu comme une sorte de manifestation religieuse ostensible ? L'article 28 de la loi de 1905 interdit tout marquage de type religieux des édifices publics. On peut considérer qu'une telle exigence ne vise qu'à assurer l'égalité de traitement de tous les citoyens, et doit donc être observée avec vigilance. La responsabilité de l'institution publique elle-même est en jeu. L'argument sophistiqué de l'hommage à un «chef d'Etat» ne peut tromper personne. D'abord parce que bien des chefs d'Etat sont morts sans que la France mette les drapeaux en berne. Ensuite parce qu'il est démenti par la nature même des éloges dithyrambiques adressés au pape défunt. Jamais ceux-ci n'ont invoqué ses qualités supposées d'homme d'Etat ; seules ont été mises en avant les actions liées à son magistère religieux. Les éloges, généralement dépourvus de tout sens critique, ont d'ailleurs confiné à l'idolâtrie, comme si le respect dû à un homme ­ à tout homme ­ devait impliquer son apologie sans mesure. Je n'entends pas ici juger l'oeuvre du pape, et je respecte l'affliction de ceux qui sont touchés par sa disparition, comme je respecte l'homme de conviction qu'il fut. Mais je considère que la République laïque n'a pas à porter le deuil d'un chef religieux. En d'autres temps, Georges Clemenceau refusa toute présence officielle de son gouvernement à un Te Deum à Notre-Dame de Paris, donné en hommage aux morts de la Première Guerre mondiale. L'émotion était pourtant très vive, car il n'y avait pas en France une famille qui ne comptât un mort ou un blessé. Mais le souci de l'universalité, et le respect des principes, firent rappeler que ces morts n'étaient pas tous croyants, non plus que les citoyens de la République française. Par respect égal de tous, les membres du gouvernement qui voulaient participer à l'office religieux ne devaient le faire qu'à titre privé.
On reste songeur quand les préfets sont invités à assister en tenue, ès qualité, à des hommages religieux au «Saint-Père» alors qu'il est recommandé aux fonctionnaires, au nom de la nécessaire réserve laïque, de ne pas se produire dans des manifestations électorales à l'approche du référendum. D'un côté, on bafoue la sphère publique par un marquage religieux légitimement vécu comme discriminatoire par les citoyens athées, agnostiques, ou adeptes d'autres religions. D'un autre, on bafoue l'indépendance de la sphère privée, qui recouvre en termes de droit la faculté de participer librement au débat public sur le traité constitutionnel européen, pourvu que ce soit en dehors de l'exercice de ses fonctions. Pour ma part, je ne me priverai pas de cette possibilité, alors que j'entends continuer à respecter scrupuleusement la réserve laïque dans l'exercice de mes fonctions de professeur. Jamais mes élèves n'ont pu tirer de mes cours une indication concernant mon option spirituelle. Lorsque l'un d'entre eux me demande si je suis croyant ou athée, je refuse de répondre, en justifiant mon silence à la fois par le caractère privé de ma conviction spirituelle et par l'invocation de la laïcité, qui me fait obligation de ne mentionner de façon préférentielle ni l'athéisme ni la religion. Le respect de la neutralité, en la matière, vaut aussi respect égal des croyants et des athées. Je m'étonne que cette déontologie laïque, souvent rappelée aux enseignants, ne soit pas mise en oeuvre par ceux dont l'attitude doit être exemplaire en raison même de leur visibilité publique. Les représentants du peuple sont-ils ceux de tous les Français, ou seulement de ceux qui croient en Dieu ? La même remarque peut valoir aussi pour les chaînes de télévision publique, certes fondées à couvrir un événement dont nul ne nie l'importance, mais également tenues de respecter une juste mesure et une certaine distance, ne serait-ce par simple respect de la diversité des convictions spirituelles des téléspectateurs.
La laïcité unit tous les hommes, quels que soient leurs choix spirituels. Ne peuvent donc être privilégiés par l'Etat et les institutions publiques ni la religion ni l'athéisme. Sachons nous souvenir de l'hommage du poète à l'union des athées et des croyants dans la lutte pour la liberté, qui pourrait valoir aussi pour celle des citoyens dans le souci des seules références universelles :
«Celui qui croyait au ciel/ Celui qui n'y croyait pas,/ Qu'importe comment s'appelle/ Cette clarté sur leurs pas/Quand l'un fût de la chapelle/ Et l'autre s'y dérobât/ Tous les deux étaient fidèles/ Des lèvres du coeur des bras» (Louis Aragon)»
(Artigo de Henri Peña-Ruiz no Libération de 15 de Abril de 2005; Peña-Ruiz é filósofo e autor de vários livros sobre a laicidade.)

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