«Dans la mise en cause de l'idéal laïque, l'invocation de plus en plus fréquente des cultures, voire des “droits culturels”, joue un rôle qu'on ne saurait négliger. Parmi les reproches adressés à la laïcité par ses adversaires déclarés ou masqués qui se disent adeptes d'une “laïcité ouverte”, figure celui de son abstraction supposée par rapport aux données culturelles et aux héritages historiques.
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La laïcité ne requiert pas des sujets humains abstraits, désincarnés: elle refuse seulement de tenir pour culturels et respectables des rapports de pouvoir, fussent-ils enveloppés dans des coutumes qui à la longue les font paraître solidaires de toute une “identité collective”. Difficile question des rapports entre droit, politique, et culture. Contester une tradition rétrograde, ce n'est pas renier ses racines, mais distinguer les registres d'existence en évitant de confondre la fidélité à une culture et l'asservissement à un pouvoir. La personne concrète se découvre alors sujet de droit, capable de vivre en même temps sans les confondre la mémoire vive d'une culture et la conscience distanciée de certains usages dont elle entend s'émanciper.
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La réalisation des idéaux d'émancipation n'est que partielle dans les pays qui se disent les plus avancés en la matière: on ne peut donc que rejeter comme mystificateur l'ethnocentrisme, ou cette réécriture de l'histoire qui consisterait à laisser croire que l'Occident chrétien a produit naturellement les droits de l'homme, alors que ceux-ci y furent conquis, pour l'essentiel, contre la tradition cléricale chrétienne. Rappelons que l'Église catholique a attendu le XXe siècle pour reconnaître la liberté de conscience, l'autonomie de la démarche scientifique et l'égalité principielle de tous les hommes, croyants ou non: toutes choses que le pape anathématisait encore en 1864. Elle a attendu le début du troisième millénaire pour demander pardon pour l'antisémitisme catholique, monstrueuse dérive de l'antijudaïsme religieux, qu'elle n'a pas su empêcher à l'époque où pourtant elle disposait des leviers de l'éducation et de la formation des consciences.
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L'“affirmation identitaire”, si souvent invoquée comme un droit à part entière, ne va pas non plus sans ambiguïté. Vaut-elle pour les individus ou pour les groupes humains? Si l'identité personnelle est une construction relevant du libre arbitre, elle ne peut se résorber dans la simple allégeance à une communauté particulière. En l'occurrence, le droit de l'individu prime sur celui que l'on serait tenté de reconnaître à la “communauté” à laquelle il est dit “appartenir”. Ce dernier terme, à la réflexion, se révèle très contestable. Nul être humain n'“appartient”, au sens strict, à un groupe, sauf à fonder le principe d'une allégeance non consentie qui peut aller loin dans l'aliénation. La jeune femme qui refuse de porter le voile doit-elle y être contrainte au nom du prétendu droit de sa communauté? La femme malienne qui s'insurge contre la mutilation traditionnelle du clitoris sera-t-elle considérée comme trahissant sa culture? La femme chrétienne qui refuse de réduire la sexualité à la procréation sera-t-elle stigmatisée par l'autorité cléricale? L'homosexuel qui entend vivre librement sa sexualité devra-t-il subir les avanies d'une tradition homophobe?
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Une culture qui prétend s'imposer n'est plus une culture, mais une politique. Elle relève donc d'un traitement politique, avec droit de regard sur le sort qu'elle réserve aux libertés. Dès lors, tout individu doit pouvoir disposer librement de ses références culturelles, et non être contraint par elles.
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Liberté de conscience, égalité stricte des divers croyants et des humanistes athées ou agnostiques, autonomie de jugement cultivée en chacun grâce à une école laïque dépositaire de la culture universelle, constituent en effet les valeurs majeures de la laïcité. La séparation de l'État et des Églises n'a pas pour fin de lutter contre les religions, mais de mettre en avant ce qui unit ou peut unir tous les hommes, croyants de religions diverses ou croyants et athées. L'effort que chacun accomplit pour distinguer en lui ce qu'il sait et ce qu'il croit, pour prendre conscience de ce qui peut l'unir à d'autres hommes sans exiger d'eux qu'ils aient la même confession ou la même vision du monde est le corollaire d'un tel idéal. Dans des sociétés souvent déchirées, l'idéal laïque montre la voie d'un humanisme critique, d'un monde véritablement commun. Nul besoin pour cela que les hommes renoncent à leurs références culturelles: il leur suffit d'identifier les principes qui fondent le vivre ensemble sans léser aucun d'entre eux.
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